Les Historiens n'aiment pas les
généalogistes et les historiens de la famille
Nous considérons ici l'histoire de la famille dans son sens le
plus large, la frontière pouvant être parfois mince entre généalogiste, historien de
la famille, prosopographe et biographe. Nous entendons par historiens les professionnels,
les universitaires et les chercheurs qui se différencient des "amateurs"
néanmoins passionnés et parfois très compétents. Ces historiens de métiers, divisés
en plusieurs castes, clans et écoles, se livrent une véritable guerre intestine à
propos des méthodes utilisées, de l'objet des recherches, des procédures d'analyse et
d'interprétation.
Depuis plus de 70 ans, beaucoup de ces savants se sont orienté
vers une histoire globale qu'ils considèrent comme seule
digne d'intérêt, s'intéressant aux classes et à la foule, se débarrassant des
détails, cherchant une explication vers une recherche de causalité, favorisant la
psychologie collective, l'histoire économique et sociale, la recherche interdisciplinaire
(géographie, sociologie, psychohistoire, statistique, démographie, ethnologie,
anthropologie...).
Le travail effectué depuis la création des Annales
et l'émergence de la Nouvelle Histoire a largement contribué à faire connaître au
grand public l'histoire du monde et de ses habitants dans ses grandes lignes et sous
presque toutes ses formes (démographie, économie, société, mentalités...). De grands
travaux ou études ont donné naissance à des ouvrages spécialisés d'une qualité
exceptionnelle qui nous permettent de repositionner le plus justement possible nos
ancêtres dans l'environnement qui devait être le leur. Mais, par la force des choses, ce
mouvement a détruit presque définitivement les trois piliers de l'ancienne
"histoire historisante" : biographie, histoire événementielle et histoire
politique.
Vers une histoire de l'individu
L'historien de la famille,
analyste du particulier, spécialiste de l'enquête documentaire et de l'histoire des
hommes dans leurs individualités, n'est pas aimé des historiens partisans de l'histoire
globale, seuls, selon eux, à détenir les bonnes méthodes, la bonne démarche, la bonne
cible, la bonne explication. Pourtant, depuis une dizaine d'années, quelques
historiens de métier renoncent à expliquer la société par ces modèles conceptuels et
tendent à s'intéresser à nouveau, entre autre, à l'individu, au particulier, aux
groupes sociaux réduits ou spécifiques, à la vie privée, au local et à la famille.
Les étudiants ont amorcé un retour dans les dépôts
d'archives. Nous les voyons bel et bien se pencher de plus en plus dans les liasses
boudées auparavant par les spécialistes qui ne les consultaient souvent que par souci de
légitimité vis à vis de leurs lecteurs. Ils se remettent enfin à chercher, à dépouiller, à recueillir tant bien que mal des informations sur
les familles concernées et à l'occasion consulter les recueils biographiques et
généalogiques souvent réalisés par des amateurs.
Dans beaucoup d'ouvrages historiques spécialisés sur une
période, une classe sociale ou professionnelle, un phénomène ou une idée, on
peut regretter qu'une étude concernant avant tout des hommes soit si déshumanisée en
raison de la trop grande généralisation de "modèles". Que savons nous des
hommes qui ont vécu ou qui ont fait cette histoire ? Rien ou si peu. Comment étudier les
masses, un milieu social ou une catégorie professionnelle à une époque donnée sans
connaître parfaitement les individus qui les composent, leurs origines, leur entourage,
leur devenir, leur situation financière et leur environnement ? Impossible disent
certains. C'est totalement faux.
Enfin, il est étonnant de ne quasiment jamais retrouver
parfaitement le modèle proposé par les partisans de l'histoire globale lorsque l'on
étudie sérieusement un individu ou une famille. Pour leur défense, ils avancent que
l'histoire est faite d'exceptions aux règles, d'accidents, de surprises qui étonnent un
peu mais qui font à peine réfléchir. Plaidoirie commode.
L'enquête, la collecte raisonnée de documents a-t-elle sa
place aujourd'hui ? Oui, sans aucun doute. Sans vouloir nous mêler à cette guerre
intestine, considérant que chacun a apporté avec intérêt sa pierre à l'édifice et
que tous les procédés aussi différents qu'ils soient sont malgré tout indispensables
et complémentaires, nous souhaitons simplement à notre tour relever notre discipline,
l'histoire des familles, et révéler une nouvelle méthode pour un intérêt accru à
l'histoire des individus.
Le mélange des genres
Diverses disciplines, sciences historiques, méthodes de
recherche ou de traitement de données s'intéressent ou peuvent intéresser directement
les individus et les familles :
La généalogie concerne les filiations des individus et des
familles. Certains généalogistes poussent leurs recherches vers la récolte
systématique de documents clés (actes notariés, mutations après décès...) ou
s'intéressent plus volontairement à un de leurs ancêtres plus "remarquable"
que les autres. L'intérêt historique de cette discipline est très restreint lorsque une
généalogie présente des lacunes ou se limite aux dates et lieux de naissance, de
mariage et de décès comme c'est souvent le cas. A noter que les généalogies
descendantes et autres cousinades, à condition d'être complètes, sont d'un réel
intérêt historique et constituent de bons sujets d'étude, à l'inverse des
généalogies ascendantes peu représentatives des sociétés d'antan (célibat et clergé
absents, certaines classes sociales sur ou sous représentées...)
La prosopographie, ou biographie collective, propose, à
l'aide d'un ensemble de notices individuelles, d'étudier un groupe de personnes supposé
représentatif d'un milieu tout en prenant en compte les destins individuels. Certains
travaux menés avec soin à l'aide de cette méthode ont donné des résultats très
intéressants. Bien utilisées, accordées et dirigées, les recherches prosopographiques
sont promises à un brillant avenir.
La démographie historique, et en particulier par le biais de
la méthode Henry, a ouvert de nouveaux horizons dans l'étude de la population du passé
: reconstitution des familles sur une période donnée, monographies paroissiales,
statistiques (mortalité, fécondité...), modèles de famille complexes, histoire des
cellules conjugales, migration, structure et répartition du peuplement.
La micro-histoire privilégie les individus et leurs
alliances à des groupes familiaux ou professionnels.
Les statistiques sont d'un intérêt évident tant du point
de vue de source que ceux d'approche, de critique, d'analyse et d'interprétation. Il
convient néanmoins qu'elles soient d'une part parfaitement fiables et d'autre part
comparées entre elles et parallèlement avec les autres sciences historiques. Utilisées
seules, les statistiques contribuent à déshumaniser complètement l'Histoire des Hommes.
La biographie qui, lorsque la recherche est réelle et
appliquée et ne s'appuie pas sur d'antérieurs travaux plus ou moins flou et
d'éventuelles suppositions ou hypothèses non fondées, s'intéresse bien entendu à
divers aspects de la vie de l'intéressé (origines, entourage familial, études,
alliances, descendance...) quand ceux-ci ont pu joué un rôle ou une certaine influence.
On peut regretter que les biographies ne concernent que très majoritairement des
personnes illustres.
L'onomastique, bien utilisée et maîtrisée, permet
d'analyser non seulement les flux migratoires mais aussi les stratégies d'alliance et les
traditions familiales.
L'intérêt de ces disciplines est limité par d'importantes et
inévitables lacunes puisqu'elles puisent les renseignements dans un nombre réduit de
sources, un champ d'observation beaucoup trop étroit, et ne cherchent pas ou ne
parviennent pas à suivre, à filer les individus, spécialité de l'historien des
familles.
Un gigantesque stock d'informations ...
Nous avons eu dans les chapitres précédents un aperçu de la
masse énorme de documents que l'on peut collecter pour tout individu, du plus indigent au
plus riche. Encore suffit-il d'avoir la faculté d'enquêter. Une connaissance parfaite
des dépôts d'archives et du type de renseignements que l'on peut y puiser, assure
à l'historien des familles cette possibilité de les retrouver.
Mais la masse considérable de documents supposés pouvoir
intéresser l'histoire des individus est énorme, et certains types de renseignements
très spécifiques sont quasiment introuvables car non ou mal inventoriés ou nécessitant
une recherche plus ou moins hasardeuse. Un moyen peut être utilisé pour atteindre un
même objectif : une connaissance maximale des individus étudiés tout en restituant
leurs liens avec leur entourage et la société. Cette méthode, amorcée par les
généalogistes et les partisans de la recherche prosopographique, est très simple
malgré une première approche qui peut paraître irréalisable voire insensée.
L'objectif du procédé est de constituer une
gigantesque et intelligente base de données réalisée et consultable par les
chercheurs. Elle consiste a coordonner les recherches des professionnels, des étudiants
et des amateurs. Cette solution peut régler bon nombre de problèmes et intéresse
obligatoirement tous les scientifiques cités plus haut qui tous sans exception souffrent
soit du manque de données sur les individus et les familles étudiés ou de
l'impossibilité de les suivre convenablement sous divers aspects tout au long de leur
existence.
L'informatique permet aujourd'hui de manier une quantité
considérable de données jusqu'alors inexploitables par de simples fiches manuscrites.
Combien de chercheurs se sont auparavant cassé le nez, se sont découragés ou ont
quelque peu saboté leur travail devant la masse énorme du stock d'information disponible
? Le but est de rapprocher et de recouper les bases de données de chaque chercheur par un
traitement informatique bien utilisé, beaucoup plus approfondi que, par exemple, les
dépouillements réalisés par les associations généalogiques, mais accumulant trop
d'erreurs et trop limités sur des documents facilement accessibles, ou les chercheurs
utilisant la méthode prosopographique qui limitent souvent leurs champs d'investigation
aux sources imprimées.
L'objectif de cette méthode est d'établir des notices
biographiques individuelles pour tout document dépouillé. Dès qu'un individu est cité,
il convient de créer une fiche individuelle et de noter les renseignements récoltés.
Ceux-ci peuvent être minimes voire insignifiants. C'est par recoupement que la notice
prendra toute son importance. De nombreux champs sont d'une part clairement définis pour
intégrer tous les renseignements recueillis à leur juste emploi et aussi astucieusement
opportuns pour permettre de retrouver tout individu ou un thème de recherche selon le
type de renseignement sélectionné. Si le thème biographique est privilégié, le
dépouillement des documents ne doit pas omettre de référencer ceux qui ne mentionnent
explicitement aucun individu mais plutôt des généralités ou une localité surtout si
ces mêmes documents se trouvent mal classés ou non inventoriés.
Les fiches individuelles sont divisées en trois grandes
catégories divisées elles-mêmes en de nombreuses rubriques : Famille et entourage
(ascendants, fratrie, conjoint et belle-famille, entourage, descendants...),
Renseignements individuels (études, profession ou carrière, domicile, religion,
tendances politiques, vie privée et publique, description physique et psychologique...),
et Faits et évènements (chaque renseignement récolté trouve là encore sa place dans
des sous-rubriques spécifiques). A grande échelle et à long terme, cette
méthode apportera des réponses claires sur les individus : origines, éducation,
formation, carrière, stratégies matrimoniales, fortune, vie publique/vie privée,
décès...
Si la base de données est un outil, il ne faut pas occulter
que tout ne peut pas entrer dans des notices individuelles et le chercheur devra reprendre
certains de ces documents partiellement dépouillés dans une prévision prosopographique,
généalogique et biographique mais néanmoins désormais bien référencés. Il convient
de privilégier de nombreux thèmes d'étude avec dépouillement systématique de sources
pré-définies selon le thème, les intégrer à cette grande base de données afin de
pouvoir comparer les résultats, améliorer les investigations, "fliquer" les
individus et analyser les données.
Il est temps que les amateurs, les associations généalogiques
et historiques, les historiens et autres scientifiques intéressés par nos ancêtres se
réveillent, réfléchissent enfin sur l'intérêt du dépouillement à très grande
échelle, profitent enfin des possibilités offertes par le traitement informatique,
évitent la dispersion des informations et la perte de temps occasionnée par le
dépouillement répétitif d'un même document. Attention, tout ceci nécessite un travail
très rigoureux afin d'acquérir des données exemptes d'erreurs, des bases saines,
radicalement à l'opposé des historiens et généalogistes ne vérifiant pas
systématiquement les renseignements récoltées dans diverses sources imprimées.
En effet, les sources imprimées sont de qualité très
inégale et certains auteurs répandent très largement les erreurs de leurs aînés quand
ce n'est pas eux qui affirment des faits obscurs non justifiés aussitôt
démentis par eux-mêmes ou avancent des interprétations très
hasardeuses, voire ridicules. Ne savent-ils pas le premier mot des principes des
sujets dont ils traitent ou le savent-ils fort bien mais espèrent que leur lecteur, lui,
ne saura pas ? Indispensables, les ouvrages historiques rendent de grands services comme
point de départ mais il faut toujours aller aux sources. Ce phénomène s'accentue
aujourd'hui considérablement avec le développement du web et la vérité historique à
laquelle nous sommes si attachée en prend un sacré coup.
Tout historien pourrait avoir accès à la base de données
tout en contribuant à cet important travail : les généalogistes, les démographes, les
statisticiens, les biographes ... peuvent y trouver et y puiser des renseignements
indispensables, et les étudiants, de plus en plus orientés vers l'histoire locale et
obligés de dépouiller bon nombre de liasses, peuvent se concentrer sur
l'interprétations des donnés déjà récoltées et se tourner vers d'autres documents,
aussi à dépouiller, et enrichir cette même base de données. En effet, le
dépouillement unique d'un document, réalisé par une seule personne, peut
intéresser bon nombre de chercheurs différents et doit ainsi être méthodique,
clairvoyant, réfléchi et complet pour trouver tout son intérêt et éviter un énième
dépouillement selon le thème de recherche. Le gain de temps est un autre atout de ce
procédé.
Prosopographie améliorée
Cette méthode prosopographique méthodique et collective offre
des perspectives de recherche hors du commun, un instrument essentiel pour la connaissance
d'un groupe d'individus. Si chaque individu est unique de par son
éducation, son caractère et son expérience, même si des rapprochements naturels
sopèrent au seins de groupes, létude de chacun de ces groupes ne révèle
certainement pas une situation unique, commune et figée, mais plutôt bourrée
dexceptions. Les étudiants se servent de cette méthode de biographie
collective mais la portée de leur travail est très limité puisqu'ils se concentrent sur
les résultats et l'analyse de leur recherche (qu'il comparent souvent avec une autre
région ou une autre époque), et leurs bases de données restent par la suite et par la
force des choses totalement inexploitées. Quel dommage !
Le recoupement des données et l'étude de celles-ci nous
apprendraient beaucoup et nous sommes même certains qu'une connaissance
très approfondie des individus détruirait partiellement les théories généralistes de
beaucoup duniversitaires. De plus, avec la reconstitution familiale sur plusieurs
générations, nous introduisons demblée une vision dynamique, une dimension
généalogique et donc humaine des familles dans lobservation et le traitement de
fichiers.
Dès le mois d'avril 2002, nous verrons plus concrètement,
d'après notre thème du mois, un exemple de recherche qui peut être proposé et surtout
l'organisation méthodique du traitement des résultats.
Sommaire histoire des
familles
Thème du
mois.